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Comment Sanofi encourage ses cadres à sous-noter ses salariés, selon des quotas arbitraires de "mauvais éléments"

Publié Mis à jour
Temps de lecture : 21min
Article rédigé par Laëtitia Saavedra, franceinfo
Radio France

Des cadres de Sanofi seraient obligés de sous-noter des salariés pour respecter des quotas de mauvais collaborateurs imposés par la hiérarchie, selon une enquête menée par franceinfo. Une pratique condamnée par la Cour de cassation en 2013. 

Sous-noter des salariés arbitrairement pour respecter des quotas de mauvais éléments fixés par la hiérarchie : c’est ce qui serait demandé à des managers de Sanofi, un des leaders du CAC40, selon notre enquête, menée pendant plusieurs mois. De nombreux cadres, particulièrement attachés à leur entreprise et non-syndiqués, ont accepté de témoigner sous couvert d’anonymat pour dénoncer un système qu’ils trouvent injuste.

Des quotas prédéfinis par catégorie... et par écrit

Cette méthode d’évaluation par sous-notation forcée serait en place chez Sanofi Aventis Groupe depuis 2015. Il s’agit de classer les salariés dans différentes catégories en fonction de quotas prédéfinis : 20% d’excellents, ceux dépassent les objectifs ; 70% de salariés standards, qui les atteignent, et 10% de non-performants. Charge aux managers d’atteindre ces quotas, quitte à mal noter des collaborateurs performants. Habituellement, dans les entreprises qui appliquent cette méthode de notation forcée, les consignes ne sont pas écrites, mais orales. Mais en novembre 2015, le directeur du département informatique-monde de Sanofi envoie un mail à ses collaborateurs directs dans lequel il leur demande d’identifier 10% de salariés non-performants :

Mail demandant un quota de 10% de salariés non performants. (Document confidentiel Sanofi)

Benoît*, un cadre supérieur, confirme qu’il a dû dégrader la note de plusieurs collaborateurs de valeur pour atteindre ce quota. "Nous, les managers, on a dû identifier une dizaine de salariés. Mais pour ça, clairement, on a sous-évalué des collaborateurs qui ne le méritaient pas, et qui auraient mérité d’être dans la catégorie des collaborateurs à niveau. Il a fallu trouver des prétextes idiots et tendancieux, par exemple sur leur résistance au changement, sur leur manque d’adhésion aux valeurs de l’entreprise."

La direction reconnaît un loupé, mais les quotas restent appliqués

Rapidement, la consigne des quotas fuite en interne. La direction de Sanofi, interpellée en comité d’entreprise fin novembre 2015, reconnaît un loupé, affirme qu’il n’y a pas de quotas, et qu’il s’agit de l’initiative personnelle d’un cadre fraîchement arrivé. Officiellement, la demande de quotas est annulée. Pourtant, selon plusieurs cadres, la pratique perdure. Ainsi, fin 2016, les consignes seraient données uniquement par oral, pour éviter les fuites. Dans le même temps, les quotas de mauvais éléments grimperaient à 15%, comme le précise Benoît* : "En novembre, on reçoit un mail de notre supérieur qui nous fixe un nouvel objectif. Erik Verrijssen [le directeur de l’informatique-monde de Sanofi] ne veut plus 10% mais 15% de mauvais éléments. Les 15% n’apparaissent pas négociables. Vu ce qui s’est passé l’année d’avant, mon supérieur me dit : 'C'est 15%, mais on ne peut pas l’écrire'. Nous, on rame pour y arriver, aux 15%. Ça vient en plus des plans sociaux aux US et en France. Beaucoup trop de salariés sont partis. On a déjà déplumé beaucoup d’équipes. On a la grosse pression."

Selon l’ensemble des cadres que nous avons interrogés, la direction des ressources humaines jouerait un rôle important dans le dispositif. Alexandre* confirme : "En janvier 2017, on a eu notre première réunion de calibration [réunion de révision des évaluations initiales] en présence d’une personne de la direction des ressources humaines. Cette personne nous dit que, dans une équipe d’une taille conséquente, ce qui paraît normal, c’est que les salariés non performants soient entre 5 et 10% des effectifs. Et que si on n’est pas dans ces clous-là, il faut qu’on se demande comment ça se fait. La RH et nos supérieurs nous demanderont des justifications si on n’est pas dans ces fourchettes."

La DRH établit que 10% de "non-performants" est un chiffre acceptable

La DRH a d’ailleurs rédigé un guide sur l’évaluation à l’intention des managers en décembre 2016. Il s’agit d’un mode d’emploi pour les aider à évaluer leurs collaborateurs selon les critères de l’entreprise leur équipe. Il y est précisé – en lettres capitales – que Sanofi ne pratique pas de quotas forcés, et que le seul quota à atteindre concerne la catégorie des salariés excellents (qui doivent représenter 20% des effectifs). Le guide précise aussi "qu’il n’y a pas de consignes strictes pour la catégorie des éléments non-performants". Pourtant, quelques lignes plus bas, il est bien mentionné que 10% de salariés non-performants est un chiffre acceptable.

En ce début 2017, certains managers ont du mal à atteindre l’objectif de 15% de "mauvais éléments". Ils demandent à la direction de baisser ce quota, ce qu’elle accepte. Ce sera 7% de salariés mal notés, objectif chiffré qui figure dans un tableau confidentiel de la direction que nous nous sommes procuré.

Tableau fixant des quotas de salariés  7% de non-performants, below expectations). (Document interne à Sanofi)

Cette consigne de 7% semble avoir été appliquée lors d’une réunion de révision des notations (dite de "calibration") qui s’est tenue en janvier 2017, en présence d’un manager chargé du suivi de l’application des quotas. C’est ce que montre un tableau rédigé par ce manager. On y voit les notations des collaborateurs avant et après leur révision. Sur 13 salariés, 5 (c’est-à-dire 38,5% d’entre eux) ont été rétrogradés dans la catégorie des mauvais.

Pour Benoit*, à qui nous avons montré le document, cela n’a rien d’étonnant : "On voit bien qu’il y en a qui sont passés dans la catégorie des mauvais. C’est le résultat d’une réunion au cours de laquelle, le boss revoit les évaluations initiales effectuées par ses managers. Pendant cette réunion, c’est lui qui décide de revoir les notes à la baisse ou à la hausse, sans raison objective. Il dit à ses managers : n’hésitez pas à taper dans les salariés les plus récalcitrants au changement, quitte à cibler des experts de valeur. Par exemple : 'Ben, y a Untel, je n’aime pas sa manière de communiquer sur ses projets. Il n’est pas corporate. Il n’est pas orienté business'."

Certains cadres vivent mal d'avoir à "dégrader" leurs collaborateurs

Certains managers vivent très mal ce système de notation forcée qu’ils trouvent injuste pour leurs collaborateurs. Marie*, cadre supérieure, a gardé un très mauvais souvenir du jour où elle a dû annoncer à un de ses collègues qu’il était déclassé : "En février 2017, la hiérarchie m’a annoncé qu’un de mes collaborateurs allait être classé dans la catégorie des 'mauvais éléments', alors que je l’avais évalué dans celle des collaborateurs 'à niveau'. (…) Ce collaborateur, c’est quelqu’un qui s’est énormément investi. Quand j’ai commencé à lui annoncer son évaluation, il a complètement craqué, il s’est effondré. Il a été arrêté puis il est revenu, mais il avait des propos du style : je sers plus à rien, je retrouverai jamais un poste intéressant... Il était complètement détruit. Dès qu’il a craqué, j’ai fait savoir à ma hiérarchie que c’était inacceptable. La RH a pris la chose à la légère."

Même malaise pour cet autre manager obligé de déclasser ses collègues pour entrer dans les quotas. Il explique que pour leur expliquer les raisons de cette sous-notation, il a dû "broder, insister sur quelques points faibles que j’avais évoqués brièvement avec eux lors de l’entretien initial". Il poursuit : "Ce n’est pas une expérience très satisfaisante, ni pour les collaborateurs qui sont notés arbitrairement, ni pour les managers qui n’ont pas la liberté de noter leur équipe. On ne peut pas d’un côté donner des critères et de l’autre ne pas les respecter."

Des managers "mal à l'aise" prêts à se faire sous-noter à la place de leurs subordonnés

Certains managers sont tellement révoltés par ce système que l’un d’eux a même proposé à son supérieur d’être mal noté à la place d’un de ses collègues, dans ce mail que nous nous sommes procuré : "J’ai parlé à [X] de ta proposition au sujet de [Y]. On est tous les deux mal à l’aise à l’idée de le classer dans les mauvais. Il a toutes les compétences requises. Ce serait possible que je me propose comme volontaire pour être mal noté à sa place ? Bien à toi." Son supérieur a refusé.

D’autres, comme François*, ressentent un sentiment de colère vis-à-vis de l’entreprise. "Y a un truc qui déconne. Chez Sanofi, on est censé améliorer la santé des patients, pas détériorer celle des employés. Si l’objectif c’est motiver les gens pour faire plus, c’est raté. Si c’est briser les gens pour les pousser à partir d’eux même, c’est réussi. Je n’ai pas signé pour ça, ça me dérange d’être complice de ça."

Une pression jamais relâchée pour "mal noter"

Pour venir à bout des cadres récalcitrants, la direction leur mettrait la pression au dernier moment, comme l’explique François* : "C’est un système où rien n’est écrit et on demande aux gens de faire très vite pour qu’ils n’aient pas le temps de réfléchir. En novembre 2016, par exemple, on nous a dit qu’on avait deux jours pour donner des notes, sachant que normalement on a jusqu’à fin décembre pour évaluer nos équipes. Mon supérieur m’a appelé au téléphone et m’a dit : 'Ça m’emmerde, mais est-ce qu’on peut mal noter un membre de ton équipe ?'. Ils ne le connaissaient pas. Je lui ai dit que cette personne n’était pas cadre, donc pas soumise à l’évaluation. Du coup, il a fallu trouver un autre 'mauvais' ailleurs."

Alexandre* se souvient lui aussi avoir été placé dans cette situation d’urgence. C’était en 2017, après une première réunion d’évaluation. Avec ses collègues, ils avaient identifié spontanément 5% de mauvais éléments. Mais leur hiérarchie leur signifie quelques jours plus tard en réunion qu’il faut passer à 15% : "Je me souviens très clairement avoir gambergé là-dessus tout un week-end, à me demander : qui je vais classer dans les mauvais éléments ? Pendant la réunion, on nous dit qu’il va falloir réévaluer ceux qui sont dans la catégorie des salariés standards, des gens qui n’étaient pas du tout mal notés."

Des salariés sous-notés et humiliés sans aucun argument solide

Nous avons également recueilli les témoignages de plusieurs salariés disant avoir été victimes de ces quotas arbitraires. C’est le cas d’Henri*, un gros travailleur, systématiquement classé dans les bons jusqu’à il y a quelques mois. Il s’estime victime du dévoiement de la pratique de notation de Sanofi. "En 10 ans, témoigne-t-il, j’ai tout le temps dépassé les objectifs qu’on m’a donnés. Pour la première fois cette année, j’ai été évalué dans la catégorie des mauvais. Je m’en souviens encore, mon manager avait un ton martial, pas vraiment habituel pour lui, en tout cas pas avec moi. Quand je lui ai demandé de m’expliquer pourquoi j’étais dans la pire des catégories, il n’a apporté aucun argument factuel. Il m’a dit que je devais repenser ma manière de travailler."

Henri* vit très mal cette situation : "Je me suis senti mis en défaut sur des trucs qui ne me correspondaient pas. J’ai passé des moments noirs. C’est des méthodes de bandits. Aujourd’hui, j’ai une épée de Damoclés au-dessus de la tête, parce que si je suis classé une seconde fois dans les mauvais alors, je crois que mon emploi sera véritablement en danger."

Un sursis de deux ans accordé aux "non-performants" 

Que deviennent les salariés évalués dans la catégorie des non-performants ?
La règle voudrait, dans certains départements de Sanofi, qu’au bout de deux classements de suite, les salariés aient le risque d’être licenciés pour insuffisance professionnelle. C’est ce qui ressort d’un mail d’Erik Verrijssen, le directeur de l’informatique monde de Sanofi, daté de juin 2016.

Les salariés notés non-performants 2 ans de suite ne doivent pas rester dans l'entreprise. (Document interne à Sanofi)

Traduction : "Les gars, tous ces gens médiocres doivent recevoir un sérieux avertissement de votre part et de celle leur manager direct. Vous devez leur faire comprendre que vous exigez d’eux une sérieuse amélioration, sinon leur poste et leur bonus à venir seront compromis. Et ceux qui n’ont pas été performants pendant deux années consécutives ne devraient plus être avec nous. Point barre. Travaillez là-dessus le plus vite possible, SVP." Il semble que le procédé soit suffisamment persuasif pour que plusieurs cadres aient décidé de partir d’eux-mêmes après leur premier classement dans la catégorie des mauvais. "Je préfère partir avant qu’ils aient ma peau", nous a confié l’un d’eux.

Quel intérêt aurait Sanofi Aventis à mettre en place de telles pratiques ? Pour Benoît*, "ce système de quotas forcés est une sorte de réservoir de licenciements potentiels. Parce que, une fois placés dans la plus mauvaise des catégories, les salariés sont comme dans une nasse". Et autant dire qu'il n'est pas simple d'en sortir : "Certes, officiellement, le manager doit mettre en place un plan d'amélioration pour les accompagner et les aider à progresser. Mais ce n’est pas un accompagnement, c’est un marquage à la culotte. Et si on est dans le collimateur de la hiérarchie, on est parti pour y rester." Selon des chiffres qu’un manager nous a fournis sur son département, sur 39 personnes classées dans la plus mauvaise catégorie en août 2016, 20 avaient quitté l’entreprise quelques mois plus tard. C'est-à-dire plus de la moitié.

Un plan social "low-cost" qui encourage les départs des sous-notés

Autre élément d’explication, la politique de réduction des effectifs de Sanofi en France. Les plans sociaux s’enchaînent, six en quinze ans. A cela s’ajoute un plan d’économies d’un milliard et demi qui prévoit, de 2015 à fin 2017, le départ volontaire de 600 salariés en France. Pour Pascal Lopez, délégué syndical central Force ouvrière chez Sanofi Aventis Groupe, particulièrement en pointe sur ce dossier, les quotas de sous-notation forcée permettraient au groupe de mettre en place un "plan social low-cost" : "Jusqu'alors, les plans sociaux semblaient suffire à la direction générale pour faire partir les salariés dans un cadre légal et négocié. Aujourd'hui, on constate qu'elle a trouvé un nouvel outil de gestion du personnel, qui lui permet de se séparer de salariés à un coût bien moindre. Entre un plan social amorti en 18 mois et un licenciement amorti en une journée, le choix semble être vite fait." Le système de quotas permettrait aussi à Sanofi, selon ce syndicaliste, de se séparer de personnes qui ne peuvent pas partir dans le cadre du plan de départs, volontaires en cours.

Sanofi dément l'existence de quotas mais admet "des anomalies"

Interrogé sur l’existence de quotas, le directeur des ressources humaines de Sanofi France, François de Font-Réaulx, reconnaît des "anomalies" comme en 2015, mais elles sont exceptionnelles, selon lui. Il dément que Sanofi ait recours à des quotas. "Je le démens pour trois raisons : premièrement parce que ce n'est pas légal dans notre pays, donc nous ne le faisons pas ; deuxièmement ce n'est pas conforme aux principes de l'entreprise ; et troisièmement ce n'est pas dans l'intérêt de l'entreprise. Les éléments que vous relevez, et dont je ne conteste pas qu'ils existent, sont des anomalies dans le système. Ce n'est pas parce que quelqu'un passe au feu rouge qu'il faut jeter le Code de la route."

De plus, selon le DRH, "certains managers n'apprécient pas le système, ils le vivent mal… mais un, deux ou trois cas ne font pas une généralité". Dans le même temps, il justifie le classement des salariés dans trois catégories : "Dans une distribution normale, on va retrouver environ 20% des salariés qui sont au-delà des attentes, 70% des cadres qui remplissent les objectifs et entre 6 à 8% qui sont en dessous des attentes. Si un manager n'a personne en dessous des attentes, c'est qu'il y a probablement un petit problème dans l'évaluation de la performance."

Un syndicat dévoile l'existence d'une "liste noire de 200 salariés à licencier

Ces révélations sur des "quotas forcés" interviennent dans un contexte particulier : en février dernier, Pascal Lopez, le délégué FO de Sanofi Aventis Groupe, a dévoilé l’existence d’une "liste noire", nominative, de 200 salariés à licencier dans le monde, dont 77 en France. Après avoir été interpellée par FO, la direction de Sanofi s’est engagée à ce que cette liste soit détruite. Au-delà de ce contexte, il faut savoir que Sanofi envisage de déplacer ses centres de décision vers les Etats-Unis, et accentue la sous-traitance de certaines activités dans des pays en voie de développement, moins coûteux. Et plus flexibles.

*Tous les prénoms ont été modifiés.

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